TERRA MATER
Après Les guerriers du silence (Grand Prix de l'Imaginaire et prix Julia Verlanger 1994), voici le deuxième volet de cette trilogie. Il a également obtenu le prix Cosmos 2000 en 1996 pour La citadelle Hyponéros (la suite de Terra Mater), ainsi que le prix Tour Eiffel de science-fiction 1997 pour Wang.
Les guerriers du silence ont été anéantis, la prochaine étape du Plan peut maintenant débuter. Le sénéchal Harkot succède au connétable Pamynx. Sortie des cuves matricielles, une nouvelle génération de Scaythes remplace les protecteurs : les effaceurs, qui annihilent la mémoire, le passé, la conscience des humains. Tout semble prêt pour l'avènement de l'informe.
"Contacte la source, avait dit le Fou des montagnes, ou ce sera la fin des hommes."
Shari est l'ultime maillon qui peut relier l'humanité au souffle de vie, reconnecter les siens à leur souveraineté, renverser la volonté des maîtres germes d'Hyponéros. Mais pourra-t-il compter sur l'aide de Jek, âgé de huit ans, de San Frisco, le prince déchu de Jer Salem, et de ces quelques inconscients qui, reliés par un invisible lien, semblent irrésistiblement attirés vers sa petite planète bleue Terra Mater ?
PROLOGUE
L'incréé pensait avoir accompli le plus difficile : ses féaux, disséminés dans l'univers, amputent l'humanité de sa mémoire, de son pouvoir. Le gardien immortel des annales inddiques s'est envolé vers un autre monde après quinze mille ans d'une vigilance jamais prise en défaut.
Tout est prêt pour son avènement, mais voici que se présente un homme sur le sentier de la nef de lumière. Un homme qui a retrouvé la porte secrète et qui, s'il persiste dans son entreprise, pourrait fort bien ramener les siens à leur source, à leur souveraineté. Cela fait des milliers et des milliers d'années que l'incréé combat l'hégémonie humaine, qu'il détourne la parole des prophètes et des visionnaires, qu'il sème la mort et la désolation, qu'il sépare, qu'il divise, qu'il fragmente... Depuis le commencement, depuis que les premières étincelles ont jeté leurs insupportables lueurs, depuis que la chaleur convulsive a enfanté les ondes, puis les formes, depuis que les créateurs ont décidé d'expérimenter leur œuvre, l'incréé a sans cesse reculé, vaincu par le chœur des ondes vibrantes, par la densité de la matière, par l'expansion infinie de l'univers. Et, au moment où il a enfin inversé la tendance, où il est sur le point de toucher les dividendes de son patient travail de déstructuration, surgit cet importun sur les traces de sa divinité.
L'homme entrevoit, dans le lointain, une construction resplendissante, un temple à sept colonnes et aux murs ornés de vitraux à l'incomparable éclat. La nef des origines, l'arche qui contient les annales inddiques... Là se trouvent les lois immuables de la création. la clé de la renaissance humaine. Il presse l'allure car les attaques de l'informe se font de plus en plus virulentes, et le froid qui le transperce est d'une effroyable intensité.
Si l'incréé n'a pas la capacité de lutter avec les humains-source, tel l'immortel gardien des annales, il s'y entend pour exploiter les failles des humains séparés. Il s'engouffre avec voracité dans l'esprit du visiteur, déterre les souvenirs enfouis, exacerbe les carences affectives, stimule les doutes, ravive les peurs. Subitement, la cohérence de l'homme se fractionne, s'effiloche, se désagrège, et toutes les composantes de son individualité, isolées, cernées par le vide, entrent en conflit. Des torrents de haine et d'épouvante le submergent, l'emportent. Les contours de la nef s'évanouissent. Les bords d'une spirale infiniment noire et froide le happent et le précipitent dans un insondable gouffre de douleur et de désespoir.
Il se réveille sur la banquise d'un monde nocturne et désert. Anéanti par son échec, protégé par ses seuls vêtements, une tunique légère et un pantalon bouffant que lui ont offerts les pèlerins, il marche pendant des jours et des jours sur l'étendue glacée, affamé, transi de froid, accompagné du seul bruit de ses sandales qui crissent sur la neige, suçant des morceaux de glace pour étancher sa soif. Aucune étoile ne luit sur la voûte céleste. Le sentiment d'avoir trahi les hommes l'accable. Les paroles de l'immortel gardien de la nef résonnent dans la désolation de son âme : Tu seras seul... En cas d'échec, ce sera la fin de l'humanité, l'avènement d'une ère nouvelle... L'ère de l'informe, l'ère de l'Hyponéros...
Il se sent si las, si faible.
Pourtant, il doit trouver en lui la force de redécouvrir l'entrée du sentier secret. Il ne pourra jamais se pardonner tant qu'il n'aura pas réussi à vaincre l'informe. Il entrevoit des volutes de fumée ocre dans le lointain.
Aphykit s'autorise à pleurer lorsque, l'un après l'autre, les pèlerins ont invoqué la puissance de l'antra et se sont évanouis dans les couloirs infinis de l'éther. Le village ressemble déjà à une ville morte, à une ruine. Les seules taches de vie sont les fleurs étincelantes du buisson du fou.
« Ne pleure pas, maman, dit Yelle. J'ai toujours su qu'ils partiraient. Ils ont eu le mérite de commencer le travail, d'autres se chargeront peut-être de l'achever... »
Surpris, Aphykit et Tixu se tournent vers Yelle.
C'est une petite fille secrète, âgée de sept ans, qui s'agenouille souvent devant le buisson du fou et ne prononce que de rares paroles, le plus souvent incompréhensibles. Elle a les longs cheveux ondulés et dorés de sa mère et les yeux gris-bleu de son père. Son regard semble voir au-delà de l'espace et du temps. D'elle émane une force étrange, presque effrayante. Bien qu'enfantine, sa voix est un sabre affûté, tranchant.
« Quels autres ? demande Tixu.
Ceux qui entendront l'appel... Le blouf gagne du terrain... »
Son père fronce les sourcils.
« Le blouf ?
Le mal qui mange. Hier soir, très, très loin d'ici, dix millions d'étoiles ont disparu. Quand il reviendra, Shari aura besoin de soldats pour arrêter le blouf.
Shari est peut-être mort, Yelle, soupire Aphykit. Cela fait plus de sept ans que nous n'avons pas de nouvelles de lui.
Shari est vivant ! affirme la petite fille d'un air buté. Il reviendra.
Comment peux-tu en être sûre ?
Les fleurs du buisson me l'ont dit. Il faudra aider les nouveaux pèlerins à venir sur Terra Mater. Le blouf mange maintenant l'âme des hommes et ils ont de plus en plus de mal à entendre le chant de la source... »
Yelle jette sa couverture. Pieds nus, vêtue de sa seule chemise de nuit, elle traverse en courant la place enneigée du village et s'agenouille devant le buisson. Là, de toutes ses forces, elle lance un appel silencieux à travers l'espace et le temps...
CHAPITRE PREMIER
En l'année 16 de l'Ang'empire, le 7 du mois de méhonius, je devins le plus jeune (déjà !) cardinal de l'Eglise du Kreuz. J'étais encore animé d'un zèle fervent, j'étais l'une de ces âmes polies par les années d'enseignement, pures comme du cristal, tranchantes comme le diamant, et je brûlais d'envie de convertir les païens, les ennemis de la Foi, au Verbe Vrai. Le spectacle des hérétiques agonisant lentement sur les croix-de-feu m'arrachait des larmes d'extase... Cela se passait bien avant l'apparition des premiers Scaythes effaceurs...
Le 10 de méhonius, je fus nommé représentant de Sa Sainteté le mufft Barrofill le Vingt-quatrième sur la planète Ut-Gen, si tristement célèbre pour le cataclysme nucléaire qui, quatre mille années standard plus tôt, anéantit les deux tiers de sa population et transforma plus de la moitié de sa surface en désert. Bien que parfaitement conscient des dangers d'Ut-Gen (peste nucléaire, destruction des cellules, vieillissement prématuré, bêtazoomorphie, forme aiguë de schizophrénie...) je fus transporté de joie à l'annonce de mon affectation. Que m'importaient les mines alarmistes de mes pairs puisque mon armure était trempée dans l'amour divin du Kreuz
Le 38 de méhonius, je me glissai dans l'un des déremats du palais de Vénicia et, vingt-sept minutes standard plus tard, je repris conscience dans une pièce du temple kreuzien d'An-jor, la capitale locale, où je fus accueilli par une poignée de missionnaires, quelques serviteurs et un Scaythe inquisiteur. L'interlice impériale, assistée des mercenaires de Pritiv, avait neutralisé les forces de l'ordre locales et déposé le gouvernement planétaire, un ramassis de corrompus composé des six consuls de l'Utigène, de ministres et de hauts fonctionnaires.
Pour les jeunes générations qui ne connaîtraient pas Ut-Gen, qu'elles sachent qu'elle est la seule planète habitée (et pourtant, si peu accueillante...) du système solaire d'Harès, une étoile qui a atteint depuis vingt millions d'années le stade de géante rouge. Colonisée en l'an 714 de l'ancien calendrier standard, Ut-Gen subit un lent mais inexorable refroidissement consécutif à l'affaiblissement de l'activité d'Harès. Pendant des siècles, les minerais d'uranium et de plutonium ont constitué la principale l'unique ressource de cette planète glaciale. L'industrie nucléaire, importée des mondes Skoj, y connut un essor prodigieux entre l'an 950 et l'an 3500. Ut-Gen devint le centre interstellaire du nucléaire : on y fabriquait à profusion des armes à fission, des moteurs de vaisseau, plus de mille centrales produisaient de l'énergie qu'on acheminait sur d'autres mondes par des atomoducs, des conduits supraconducteurs tirés d'un système à l'autre par des sondes spatiales.
La fission de l'atome fît la fortune d'Ut-Gen, elle fit également son malheur: en 3519, un terrible tremblement de terre détruisit la plupart des centrales et entraîna la formation de nuages radioactifs qui provoquèrent la mort de plus de dix-sept milliards d'êtres humains et la séparation de la planète en deux zones, la zone saine et la zone contaminée. Les Utigéniens savent que leur terre nourricière est malade, infestée, et que son étoile déclinante n 'a plus la force de la réchauffer, mais ils ne trouvent pas le courage de la quitter. C'est avec un admirable stoïcisme qu'ils endurent la lente glaciation, le clair-obscur persistant, les caprices du climat et la raréfaction de l'oxygène... En fils reconnaissants, ils veilleront jusqu'à la dernière extrémité leur mère mourante. Cependant, chez eux, le stoïcisme tend à se transformer en fatalisme. Or, souvenons-nous du sermon du Kreuz sur la Grande Dune d'Osgor : « Ô âmes résignées, ne comprenez-vous pas que votre fatalisme fait de vous la proie désignée des faux prophètes, des fausses croyances ? Ames qui avez renoncé à votre liberté, âmes qui vous laissez capturer par les rets de l'illusion... »
Sur Ut-Gen, j'eus l'illustration concrète de la divine prophétie du Kreuz. (Au passage, mon expérience personnelle m'autorise à rappeler ce grand principe aux novices de nos écoles de propagande sacrée : la notion de « fatum », chère à certains hétérodoxes, conduit aux pires aberrations...) Ici, le chiendent proliférait et étouffait les graines de la Vraie Foi plantée par les missionnaires. Les sacrifices d'enfants, les fornications collectives, les rites barbares et païens se multipliaient.
Que dire de la population locale, de ces ouailles que le muffi m'accorda la grâce de me confier ? Les hommes utigéniens sont massifs, courtauds, comme si la pesanteur, beaucoup plus intense que sur les mondes du Centre, les écrasait, les comprimait, les déformait. Les faciès sont le plus souvent grossiers, bestiaux (un début de bêtazoomorphie généralisée ?) : les sourcils sont fournis, les yeux globuleux et jaunes, les appendices nasaux gros et larges, les lèvres épaisses, les mentons prognathes... Les femmes sont quant à elles élancées, fines de taille et délicates de traits. Pour autant que mon jugement revête un quelconque intérêt, je les trouve aussi belles que leurs maris sont laids. Une explication possible (qui fait sourire les scientifiques mais qui a le mérite ou l'excuse de la poésie) à ce saisissant contraste : le métabolisme féminin, régi par le monde de la nuit (l'homme est d'essence solaire, la femme d'essence lunaire), s'adapte mieux à la dégradation des conditions climatiques d'Ut-Gen. Je ne parle pas ici des transfuges de la zone contaminée, surnommés les quarantains. Ceux-là ressemblaient davantage aux monstres de notre bestiaire apocalyptique qu'à des êtres humains. Ils devaient leur survie à la protection de l'ancienne Confédération de Naflin et de ses séides, les chevaliers absourates. On m'a reproché à maintes reprises d'avoir ordonné le gazage et le comblement des puits et des galeries du Terrarium Nord, le quartier souterrain des quarantains, mais le Conseil supérieur de l'éthique kreuzienne, que j'avais au préalable saisi, m'avait assuré de tout son soutien.
Le 17 de jorus syracusain, je fis condamner mon premier hérétique au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. C'était un officiant de la religion de l'H-prime, un adorateur d'Harès, le dieu-soleil au corps de femme. Je me souviendrai jusqu'à ma mort (fasse Kreuz qu'elle intervienne le plus tardivement possible, ma tâche n'est pas achevée sur ces bas mondes...) de son expression de haine lorsque les premières langues de feu puisé de la croix lui léchèrent la peau. C'était, contrairement à la majorité de ses complanétaires, un homme magnifique, très fortement sexué, impudique dans sa nudité animale, et, dans les rangs de l'assistance, les nombreuses femmes qu'il avait fécondées (elles avaient d'abord protesté de leur innocence, mais le Scaythe inquisiteur n'avait eu aucun mal à les confondre) ne purent contenir leurs larmes.
En ce temps-là, mon sacerdoce emplissait toutes mes pensées. Je n'avais nul besoin de recourir aux effaceurs pour renier ma jeunesse, pour oublier mes origines marquinatines... Le fils de Jezzica Bogh, la lingère de la Ronde Maison aux neuf tours, n'avait jamais existé... Le compagnon de jeu de List Wortling, le fils du seigneur Abasky, n'avait jamais existé... L'adolescent révolté qui avait pleuré pendant deux jours et deux nuits sur dame Armina Wortling n'avait jamais existé...
J'étais loin de Syracusa, loin des intrigues de Vénicia. Comment aurais-je pu me douter de ce qui se tramait dans les couloirs du palais épiscopal ?
Mémoires mentaux du cardinal Fracist Bogh,
qui devint muffi de l'Eglise du Kreuz
sous le nom de Barrofill le Vingt-cinquième.